Billet d’humeur Fleurs bleues TEXTE Frédéric Mercier À Cannes, au mois de mai, ce qui compte, ce n’est pas seulement le cinéma. Ce qui fait vibrer le festival, c’est tout ce que l’on ne voit pas, tout ce qui l’entoure et dont l’esprit influe sur notre réception des films. Le grand hors-champ du festival porte les noms d’une certaine Provence, celle de Giono qui n’a décidément rien à voir avec celle de Pagnol : corniche d’Or et roches d’albâtre, lune pelée et nid d’aigle de Gourdon, gorges du Loup et tout l’arrière-pays niçois des buchi- dindrons où poussent les clochettes bleues des bois. À première vue, nulle place sur la Croisette pour ce décor de rêve que l’on ne prend jamais le temps de regarder. C’est aussi, en termes de films, la grande trêve des sentiments et des bluettes, un cessez-le-feu sur l’eau de rose. Ici, dans le «Bunker», on doit parler du monde, le montrer ; le cinéma est un combat. C’est dans les interstices, entre les films, que les sen- timents affleurent pourtant, au gré des conversations, des débats, des rencontres éphémères. Les festivaliers ont beau toujours se plaindre que le temps passe trop vite à Cannes, que l’on voit trop de films, que l’on n’a jamais le temps d’en passer ensemble, demandez autour de vous : il y a toujours une amitié de mai qui a poussé et fleuri pendant le festival. C’est là, le premier jour de mon premier Cannes, que j’ai rencontré mon meilleur ami, qui est aujourd’hui le parrain de mon fils. Il attendait comme moi, entre deux files d’attente, en regardant son programme et en s’interrogeant aussi sur le désir de tout aban- donner, de tout quitter pour aller cueillir des scilles campanulées dans les champs et passer voir les dernières toiles peintes par de Staël avant sa mort à Antibes. Il faudrait un jour filmer le festival de l’intérieur comme de l’extérieur, en enregistrer les secousses intimes et les mythologies alentour, sentir comme Cannes ne serait pas le cœur du cinéma mondial sans le sylphe de la Provence. 25