Correspondances carte blanche uri Bilge Ceylan est l’un des rares l’âme sœur d’un Bergman et d’un Antonioni, de leur regard grands paysagistes du cinéma introspectif. Cette photo d’un homme assis à table (pages 132- contemporain. Aux côtés de Jane 133)et nous faisant face dans un intérieur dénudé est (limites Campion, Terrence Malick, Jia de la photo en général) dépourvue d’un contrechamp sur un Zhangke, Jeff Nichols et Bruno personnage féminin, comme cela se passe si souvent dans Dumont (qui est son metteur en scène ses films et en particulier dans Les Climats, Winter Sleep et français préféré), il a su exalter la Le Poirier sauvage. Dans le premier, des époux (interprétés par nature de son pays, la Turquie, en le metteur en scène et sa femme) se séparent et ne parviennent en faisant un personnage, au même pas à se réconcilier parce que les vœux de l’un ne coïncident titre que ses protagonistes. Dès son pas avec les souhaits de l’autre. La désintégration du couple premier film, Kasaba (la petite ville), découvert il y a vingt ans,se prolonge sur trois saisons, l’été dans une station balnéaire il a mis en scène l’écoulement des saisons et le rapport intime au sud du pays, l’automne à Istanbul et l’hiver dans les mon- entre les paysages et les habitants de la terre (comme dans tagnes. Les scènes en extérieur deviennent le corrélatif objectif cette photo, pages 130-131 bas). des sentiments des personnages. Dans Winter Sleep (Palme S’il est né à Istanbul, il part, dès l’âge de 2 ans, avec ses parentsd’or à Cannes en 2014), inspiré par 3 nouvelles de Tchekhov, pour vivre dans un village près de la mer Égée où il a tourné un ancien comédien s’est réfugié dans un hôtel troglodyte de Koza, le court métrage de ses débuts et ses deux premiers films Cappadoce (voir la photo d’un village de cette région, page Kasaba et Nuages de mai. Il est resté dix ans dans cet endroit 132-133 bas) avec sa sœur et son épouse. Ceylan filme des des Dardanelles, dont son père était originaire, avant de scènes de confrontation de vingt minutes entre l’homme et retourner à Istanbul. Sa nostalgie decette campagne le conduisitchacune des deux femmes avec une intensité bouleversante, à yrevenir régulièrement dans sa jeunesse pour aider les gens digne des Scènes de la vie conjugale où s’expriment les désil- dela région. lusions, les rancœurs, les blessures enfouies. La neige recouvre la région, les paysages changent de nature comme s’ils faisaient À 15 ans, il reçoit en cadeau pour son anniversaire un livre de écho à la glaciation des rapports entre les êtres. On découvre photographies qui va changer sa vie et le conduire à devenir d’ailleurs, dans cette sélection de photographies, 3 images lui-même photographe – métier qu’il exercera pendant vingt d’étendues neigeuses qui témoignent de la sensibilité de l’artiste ans avant de passer tardivement à la mise en scène, à 36 ans. à ce thème visuel. La mélancolie, expression d’un malaise Ceylan n’a jamais caché combien le cinéma et la photo sont général, trouve à s’incarner dans une cosmologie qui hante deux moyens d’expression très différents, le premier étant un également les toiles romantiques de Caspar David Friedrich. art du mouvement, même si cette photo de jeunes gens courant vers la mer (pages 126-127) restitue magistralement le déplace- Le Poirier sauvage (2018), son 8 film et le plus récent, se situe,e ment de leur corps. Ce que la photo lui a appris, c’est le sens ducomme ses premières œuvres, dans le détroit des Dardanelles, cadre, qui est l’une des marques fondamentales de son cinéma. entre la mer de Marmara et la mer Égée. Il retrace le retour dans son village natal d’un fils d’instituteur, aspirant écrivain, et ses Hormis Uzak, son troisième long métrage, qui se situe à Istanbulrencontres avec le maire, un romancier local, deux imams, et dans lequel un citadin accueille un cousin venu de province, un entrepreneur, et surtout le dialogue avec son père, joueur tous ses films se déroulent dans la nature dont, selon lui, invétéré à l’intense solitude. Le brouillard, la neige et la pluie «l’homme à la fin fait partie comme une plante ou un animal». sont de nouveau au rendez-vous, mais aussi les périodes Tout se passe comme si le cinéaste portait en lui le regret d’uned’ensoleillement qui témoignent chez Ceylan d’une plus grande innocence et d’une harmonie perdues, comme cette image acceptation du monde. L’utilisation fréquente d’une caméra d’une paysanne vue de dos et contemplant un paysage mobile, qui accompagne le mouvement constant de son jeune de cyprès (pages 134-135). Il éprouve le déchirement d’avoir protagoniste, révèle aussi une nouvelle ouverture. Sinan, son quitté sa bourgade pour la grande ville. Non qu’il idéalise personnage, se rapproche sans doute de l’adolescent qu’était la campagne. Dans deux films, Les Trois Singes et Il était une Nuri Bilge Ceylan avec son désir d’accomplissement, tout fois en Anatolie, qui adoptent la forme du thriller, ce qui comme le héros d’Uzak avec son caractère exceptionnel domine ce sont le vent et la pluie, les cieux bas et lourds ou d’autres de ses créations au tempérament difficile. Ainsi au crépuscule et à l’aube. Le plan d’ouverture du premier un maître du réalisme esquisse les traces d’un autoportrait. est chargé d’inquiétude avec cette voiture le soir tombant qui s’enfonce sur une route de forêt jusqu’à disparaître à l’horizon. Dans le second, polar nocturne et labyrinthique, Il a su exalter la nature des hommes recherchent un cadavre la nuit dans un paysage de collines et de steppes arides au cœur de l’Anatolie, à deuxheures d’Ankara. Au soleil couchant, l’orage gronde, un chiende son pays, la Turquie, en aboie au loin. «Je suis un personnage assez sombre», avoue en faisant un personnage. l’auteur, qui privilégie le rapport de l’ombre et de la lumière Ceylan celebrates the comme cette photo d’un enfant (pages 128-129), dont la moitié du visage est envahie par l’obscurité. Ses plans stylisés et épurésse rapprochent du noir et blanc, comme influencés par sonnatural world of his travail de photographe. country, Turkey, turning it Le sens cosmique qui caractérise son cinéma le rapproche d’un into a character. Kiarostami ou d’un Tarkovski, mais son intérêt pour l’être humain, pour sa solitude et son rapport aux autres en font 136