Billet d’humeur Le sel de la vie TEXTE Isabelle Autissier*ILLUSTRATION Prudence Dudan Saint-Briac, côtes d’Armor, début des années 1980 ; 6h un samedi d’hiver. L’aube n’est pas encore là, mais l’Est, déjà, pâlit. À l’avant, parée à remonter l’ancre, je flaire. Le vent aigrelet porte l’inimitable remugle de vase et d’algue, d’iode et de sel, souvenir de la terre que je quitte et de l’Océan qui s’annonce. Je savoure cette odeur. Elle me parle de liberté, d’aventure, d’engagement. Par-dessus tout, elle signe ce passage vers l’ailleurs. À terre, ils dorment encore, ignorants et confiants. Ici, je suis déjà en alerte de tous mes sens. À terre, ils vont poursuivre le cours prévisible de leur vie. Ici, je m’apprête à tous les possibles, toutes les rencontres, toutes les surprises. Cette odeur inédite et entêtante présage des jours nouveaux. Cette nouveauté, qui me mettra face à moi-même, s’appelle la vie. Et j’en savoure la force. Pacifique Nord, années 2000, milieu du jour. La tiédeur du soleil exalte la senteur d’iode que je connais tant. D’où vient qu’elle ne m’apporte plus la paix ? Je ne peux plus faire semblant de ne pas savoir. L’odeur de vie s’est muée en odeur de mort. Quelque part sous ma coque, des milliards de particules de plastique dérivent et se fragmentent. Chacune est une minuscule éponge absorbant autant les particules chimiques de pollution que celles responsables des odeurs. Chacune va se comporter comme un appât mortel pour le plancton animal, les poissons, les oiseaux, jusqu’aux baleines et même au fin fond des abysses. Attirés par ce parfum marin qui évoque la vie, ils vont s’en gaver et s’y empoisonner. Le sens de mon combat ? Redonner à l’iode le goût de la vie. *Navigatrice, écrivain etprésidente du WWF France. Première femme à avoir accompli le tour du monde à la voile (1991). 189