Correspondances comme un roman et les Noirs. Les travaux étaient distribués suivant les talents de chacun. Caraccioli, auteur de la Constitution de la République, fut élu secrétaire Aux Seychelles, le bonheur a lad’État. Comme on parlait 6 langues différentes au sein de la colonie, sans compter les dialectes forme des journées rondes quilocaux, il inventa une langue commune, quelquechose proche de l’espéranto, composé de mots roulent avec la lumière. Je repensetirés du français, de l’italien, de l’espagnol, del’anglais, du hollandais et du portugais. Les capi- à Libertalia. Et à travers ce souvenir, taines de chaque navire avaient pour ordre derecueillir tous les indigènes qui souhaiteraient fuir je retrouve la grandeur des pirates-l’esclavage, et leur donner asile à Libertalia, où ilstrouveraient gratuitement une instruction adé- humanistes… quate et un métier conforme à leurs aptitudes. De l’évanescence des rêves Mais bientôt, comme dans toutes les civilisations utopiques, on craignit l’invasion. Ces hommes dépassés, fatigués d’avoir fait le tour de la terre, se convainquirent que le ciel n’aimait pas les rêves. Ils se rappelaient qu’autrefois les cent portes d’airain de Babylone avaient été abattues, que les remparts de l’Atlantide s’étaient effondrés et que le chantier de la tour de Babel avait été abandonné dans la confusion des langues. C’est ainsi qu’ils bâtirent une forteresse autour de leur paradis. Ils dressèrent deux batteries à 40 canons et des tourelles de guet. Les utopies se sont toujours isolées. Comme la cité de Sparte, ils créèrent une monnaie locale et n’acceptèrent pas les capitaux étrangers. À la manière du roi Utope I, ils coupèrent les ponts de l’isthme qui leser reliaient à d’autres terres. Ils se racontèrent un même récit, enfermés dans un temps qu’ils jugeaient libre, révoltés contre la grande accélération d’un monde qui, malgré lui, s’effritait encore. L’envers des jours Je me risque aujourd’hui à contempler, dans ce voyage parmi ces îles, l’existence ancestrale de ces grandes frontières. J’ai l’étrange impression que les Seychelles sont le croisement des espaces mythiques et du monde contemporain. Elles nouent la mémoire à l’avenir. En fouillant dans la boue de ses jungles, je crois redécouvrir des morceaux de la tour de Babel, l’empreinte d’une Ève des premiers peuples, la trace de la chute des géants. D’errance en errance, je ne croise que des descendants d’Adam qui, comme lui, ne mangent pas de viande et connaissent le nom des fleurs. Ils vivent Anse Péniche, sur l’île de Félicité. dans ces îles vert et bleu, éparpillées dans la mer comme des monstres noyés, sans Anse Péniche, on Félicité Island. début ni fin. Dont les courbes pelées demeurent dans un temps inversé, isolé, un temps de miroirs et de flamboyants, de batailles et de goyaves, où elles réinventent leur origine. Je me promène, oisif, sur ces plages d’une beauté presque troublante, en escaladant des rochers qui ressemblent à des dos de baleines. Ici le bonheur a la forme des journées rondes qui roulent avec la lumière. Je repense à Libertalia. Et à travers ce souvenir, je retrouve la grandeur des pirates-humanistes, depuis les premières colonies Uscoques jusqu’aux communautés des Vitaliens dans l’île de Gotland, depuis les Wokous des rives japonaises jusqu’aux Frères de la côte dans la Caraïbe, depuis les géométries urbaines de Campanella jusqu’aux phalanstères de Fourier, tous ceux qui établirent le paradoxe historique de la jeunesse, soumise à sa condition individuelle, mais gouvernée par son désir collectif. Selon les historiens, Libertalia exista pendant cinq ans. Une bataille opposa les uto- piens aux populations voisines. La querelle fit tomber les remparts. La ville fut rasée, comme Jéricho, au point qu’aujourd’hui on ne sait la pointer sur une carte. Dans un volume de la correspondance de Flaubert, Marguerite Yourcenar souligne : «Les dieux n’étant plus, et le Christ n’étant pas encore, il y a eu […] un moment unique où l’homme seul a été.» Libertalia fut l’un des rares instants de l’histoire où l’homme a été souverain. Chaque génération possède des périodes mystérieuses où elle existe réellement, et d’autres où elle n’est qu’un amas de lois, de contrastes et de gouverne- ments. Quelque part au large de l’Afrique orientale, dans l’océan Indien, cette île fut, pour un temps très court, celle des derniers hommes libres. 128