Billet d’humeur Vieillir trop vite TEXTE Patrice Leconte Il y a quelque temps, j’étais assis à la terrasse d’un café, du côté des Halles dont le Forum attire un monde fou, disparate, coloré, amu- sant. À la table d’à côté, un type d’une soixantaine d’années, fine moustache et cou de taureau, un parfait physique de râleur, sirotait comme moi un verre de blanc. Une jeune fille, plutôt jolie, en tout cas souriante, et avec une voix fragile, chantait Joan Baez devant la terrasse, s’accompagnant à la guitare. Quand elle eut fini, elle entreprit de faire la quête auprès des consommateurs. Lorsqu’elle arriva vers mon voisin en tendant son gobelet en carton, l’homme se renfrogna, serrant les bras fermement, comme pour bien montrer qu’il n’avait aucune envie d’aller chercher le moindre euro au fond de sa poche. «Une petite pièce, monsieur, pour la jeune chanteuse ?» Et le type, sans même lui jeter un regard, lui répondit : «Certainement pas, je déteste les jeunes.» La chanteuse, n’insistant pas, s’est écartée, dépitée, de ce navrant râleur. Lequel n’en avait pas pour autant terminé car, se tournant vers moi, il me prit à partie : «Vous n’êtes pas d’accord ?» Évidemment, je n’avais nulle envie d’être d’accord avec mon voisin ronchon et je lui demandai pourquoi il n’aimait pas les jeunes. Alors, il partit dans un discours qu’il avait dû cent fois répéter et asséner : «Parce qu’ils n’en font qu’à leur tête, qu’ils parlent trop vite, et qu’ils savent tout sur tout alors qu’ils ne savent rien de la vie.» Je laissai passer quelques secondes de silence avant d’oser : – Vous n’avez jamais été jeune, monsieur ? – Si, bien sûr. Pourquoi ? – Pour rien. À ce moment sont passés devant la terrasse trois adolescents joyeux, cheveux au vent, juchés sur des trottinettes électriques, fusillés du regard noir de mon voisin qui a oublié qu’il n’a pas toujours été vieux. Roulez, jeunesse… 27 .noitarédom ceva zemmosnoc ,étnas al ruop xueregnad tse loocla’d suba’L