Billet d’humeur «Le fleuve est ma mémoire» TEXTE Milton HatoumTRADUCTION Michel Riaudel J’avais 8 ans quand ma mère m’a amené sur les berges du Rio Negro, l’affluent le plus grand de l’Amazone. J’ai scruté l’horizon et je n’ai vu que la ligne de la forêt, un mirage presque. J’ai demandé, perplexe, où était l’autre rive. Était-il possible qu’un fleuve n’ait qu’une rive ? Ma mère s’est mise à rire et m’a expliqué : «À Manaus, la distance qui sépare les deux berges du Rio Negro est énorme, et plus encore, imagine, pour un enfant.» Elle a ajouté une phrase que jamais je n’ai oubliée : «Le fleuve, la vie, ce sont des traversées.» Des années plus tard, je suis tombé sur ce beau fragment d’Héra- clite : «On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve.» Des aphorismes comme celui-là sont de précieuses leçons de vie. Les deux rives symbolisent la stabilité et l’instabilité, la tension entre forces opposées. Le fleuve est la métaphore de notre existence : la vie, tel le mouvement incessant des eaux. Dans la constance du flux bordé par ses berges, les viviers dormants traduisent la sérénité, tandis que l’emportement des courants en représente les tumultes. Le repos et l’intranquillité. Le même et son contraire. La vision du Rio Negro ne m’a jamais quitté. L’horizon de ces eaux sombres, denses et épaisses, m’inquiétait et me fascinait. Ma terreur s’est dissipée en même temps que l’enfance ; ma fascination pour le fleuve, pour tous les fleuves, elle, n’a fait que croître. J’ai été très ému quand j’ai vu pour la première fois la Seine, la Tamise, le Danube, le Rio da Prata, l’Euphrate, le São Francisco. Ou bien lorsque j’ai navi- gué sur un cousin éloigné et grandiose de l’Amazone : le Mississippi, le personnage d’un fabuleux roman de William Faulkner. En avion, lorsque j’aperçois tout en bas la ligne sinueuse d’un cours d’eau, comme un méandre métallique sur une carte étrangère, je songe à ce fleuve anonyme comme à une chose mystérieuse, énigma- tique, que sondent la poésie et notre imagination. Tous les fleuves, réels ou imaginaires, confluent vers celui, pérenne, de notre enfance. Leurs eaux coulent entre les rives de la vie, qui se resserrent avec les années. Mais le fleuve est cosmique, atemporel : il meurt et renaît à tout instant, s’assoupit et fertilise, parcourt le ciel, la terre et les mondes souterrains. Le fleuve est ma mémoire. 33