Billet d’humeur (Ré) Apparitions TEXTE Joseph Ghosn Je pose le bras de la platine sur le disque, un déclic, quelques grains de poussière résonnent, d’infimes craquements soudain amplifiés, une note, un son, des bruits, une mélodie, des harmonies et puis une répé- tition de tout cela, ad lib – à l’infini. De la musique, ou des bruits, des volutes qui s’envolent, et l’air autour, partout dans la pièce, qui vibre encore et encore. Le vinyle tournoie, et plus le diamant avance dans ses sillons, plus il résonne, tout en s’usant comme de son propre inté- rieur. De ses abîmes, j’entends à chaque fois, de préférence lorsque la nuit est tombée, le surgissement de fantômes familiers. Citoyennes des vieilles saillies de ma mémoire, madeleines immanentes et souvent très addictives, les musiques de ces disques qui m’accompagnent depuis trente ou trente-cinq ans jouent avec les ondes de ma pensée, se réverbèrent en moi et tout autour, font ressurgir à chaque écoute les spectres des premiers jours, des premières fois. Lorsque j’écoute les mesures de «Please, please, please, let me get what I want» des Smiths, je suis à nouveau ce garçon de 1986 qui découvre le monde. Lorsque j’entends «Kotton Krown» de Sonic Youth et ses mots d’ou- verture – «Love has come to stay in all the way it’s gonna stay forever and every day» – tout résonne autour de moi et je crois, fermement et indubitablement, habité par chaque vibration du monde, que l’amour existe vraiment, que je suis à nouveau sur le point d’en faire l’expérience, que je me tiens, parce qu’il n’est jamais trop tard pour demeurer adolescent équilibriste, sur le seuil, prêt à accueillir les réverbérations, les ombres et les lumières de la vie qui arrive. 21