Bureau de Camille Bordas, où trône le fauteuil mordoré ayant appartenu à Harry Crews. Camille Bordas’s office, with the bronze-colored armchair that belonged to Harry Crews. e vis à Gainesville, en Floride, depuis deux mois. En il y a une maison à l’abandon. Certains arbres ont pris leurs aises deux mois, j’ai appris beaucoup de choses sur les oura- et passent déjà leurs branches à travers les fenêtres. On dirait que gans, le mode de reproduction des termites, sur la la maison est inhabitée depuis des années, mais je ne serais pas vitesse à laquelle un vautour peut nettoyer une carcasse surprise d’apprendre que ça ne fait que quelques semaines. Tout de raton-laveur. J’ai baptisé et me suis prise d’affection pousse ici, et très vite. La jungle ne nous fait une place que parce pour deux petits lézards qui dorment chaque nuit sur que nous insistons. Les grenouilles étaient là avant nous. mon porche, toujours au même endroit, toujours dans la même position. Je vérifie chaque soir qu’ils sont bien Quand je me sens faiblir, je pense à Harry Crews. Il y a quatre ans, là, Rick et Lucy, qu’un faucon ne les a pas eus. Leur je n’avais encore jamais entendu parler d’Harry Crews. Je cherchais espérance de vie est de dix ans, mais je ne sais pas quel âge ils un bon roman à lire, et mon mari [l’écrivain Adam Levin, ndlr], ont. Dans ma cuisine, j’ai trouvé un gecko et l’ai gentiment mis après m’avoir questionnée sur ce dont j’avais envie («j’ai envie de à la porte. On m’a dit que trouver un gecko dans sa cuisine était, lire un roman à la fois bizarre et où j’aie l’impression que l’on me en folklore floridien, un bon présage. J’ai eu une fuite d’eau pour parle à l’oreille», me semble-t-il avoir dit), a émis son diagnostic : laquelle j’ai contacté un plombier, un homme doux et extrême- je devais lire La Malédiction du gitan. Deux semaines plus tard, ment sympathique qui n’a jamais quitté les États-Unis de sa vie, j’avais non seulement lu La Malédiction du gitan, mais aussi les mais s’est avéré en connaître plus que moi sur l’histoire de 600 autres pages du volume des œuvres choisies de Crews, son France. J’ai vu (de loin) un alligator prendre le soleil, une flopée autobiographie, et tous ses essais sur lesquels j’avais pu mettre la de chauves-souris partir à la chasse à la nuit tombée. J’ai trouvé main. Je n’ai pas pour habitude de lire d’affilée plusieurs livres d’un une grenouille de la taille de ma main dans la cuvette des toi- même auteur, mais avec Crews, il y a eu comme l’urgence de répa- lettes. J’ai rappelé le plombier. Il m’a dit «ce sont des choses qui rer quelque chose, un oubli fondamental. J’étais passée à côté de arrivent». Quelqu’un d’autre m’a assuré qu’une grenouille dans lui trop longtemps. J’ai même commis un acte que je n’avais jamais les toilettes était, là encore, un bon présage. Je reste polie et commis auparavant : j’ai cherché des vidéos de Crews sur internet. acquiesce, mais au fond, je me dis que si le gecko dans la cuisine Je n’aime pas particulièrement entendre les auteurs parler – je ne avait vraiment été un bon présage, il n’y aurait pas eu de gre- sais que trop bien que nous avons rarement mieux à dire que ce nouille dans la cuvette des toilettes une semaine plus tard. Je que nous avons déjà dit dans nos livres – et pourtant, après deux reste, pour l’instant, une fille de la ville. J’aimerais que cela semaines passées dans la tête et au rythme des phrases de Crews, change, et que cela change vite. La nature est reine ici, et elle le il fallait que j’entende sa voix. Je n’ai pas été déçue. Crews parle fait savoir, il semble inutile de résister à l’idée. Près de chez moi, comme il écrit, sans fioriture, sans y aller par quatre chemins. Dans 103