Correspondances comme un roman Bibliothèque de l’université de Floride, Gainesville. Library at the University of Florida in Gainesville. Vue depuis Ben Hill Griffin Stadium, un bâtiment phare de la cité universitaire. View from the famous Ben Hill Griffin Stadium, on the university campus. l’interview qui ouvre le docu- Le campus est immense, de la mentaire que la chaîne PBS lui taille du 15 arrondissement dee a consacré, il parle de ces gens Paris. On peut s’y promener qui pensent qu’écrire un roman librement – l’université fait est à la portée de tous. Il prend partie de la ville. Elle a son l’exemple d’un chirurgien qu’il propre lac, ses palmiers, a rencontré et qui lui a dit que ses chênes verts centenaires, lui aussi écrirait un roman, un aux branches recouvertes jour, «quand il aurait le temps». de tillandsias. Sa chapelle. Tous les écrivains ont un jour Son auditorium, qui abrite ou l’autre rencontré ce chirur- l’un des plus grands orgues gien, cette personne qui vous du pays, 6 500 tuyaux au dit en gros, toujours très poli- compteur. Quand je suis venue ment, qu’elle pourrait faire ici pour la première fois, pour votre travail. Quand cela m’ar- mon entretien d’embauche, on rive, je hoche la tête et essaye de L’université fait partie de la ville. m’a vanté les mérites cultu- changer de sujet. Ça n’était pas rels de Gainesville, la belle le genre de Crews. Crews ademandé au chirurgien ce qu’ilElle a son propre lac, ses palmiers, collection d’art contemporaindu Harn Museum, la scène penserait s’il le voyait entrer, ses chênes verts centenaires, aux musicale, les concerts gratuits lui, Harry, dans son bloc opéra- branches recouvertes de tillandsias. du vendredi, le marché bio toire, parce qu’il avait le temps, du mercredi, la qualité de l’uni- pour opérer l’un de ses patients. versité (l’une des 10 meilleures «Après tout, je sais où se trouve le cerveau, grosso modo. Je pour- universités publiques du pays), le brassage culturel que l’on y rais essayer.» D’après Crews, le résultat de son opération serait le voyait, les recherches qui y étaient menées. On m’a dit que si même que le résultat du chirurgien avec son roman : «Le patient l’envie m’en prenait, je pouvais quitter Gainesville tôt le matin crèverait sur la table, et votre roman aussi serait mort.» Le roman pour aller voir le soleil se lever sur l’Atlantique, puis remonter comme être vivant, comme quelque chose que l’on peut tuer en dans ma voiture vers 17h et aller voir le soleil se coucher sur le essayant de l’écrire. Ça m’a paru un peu solennel, un peu extrême, golfe du Mexique. On m’a indiqué l’aéroport international le une chose que j’aurais pu penser mais jamais osé dire à voix haute. plus proche. On a voulu me prouver l’existence d’un cosmopo- Dans la bouche d’Harry Crews, c’était une réalité absolue. Il ne litisme qui, s’il est bel et bien là dans une certaine mesure, n’existe s’encombrait pas de théorie littéraire, il ne croyait qu’au travail que grâce à l’université, aux professeurs et aux étudiants venus acharné. Malgré la maladie, il écrivait tous les jours. Écrire était des quatre coins du monde. Il est certes rassurant pour moi de pour lui une question de vie ou de mort. me promener sur le campus et d’entendre parler 8 langues diffé- rentes en 500 mètres, mais je pense à Harry, qui fréquentait le Il y a quatre ans, je n’avais jamais entendu parler de Gainesville «vrai» Gainesville, qui ne parlait qu’anglais, qui ne voulait jamais non plus, la ville où Crews a passé une cinquantaine d’années de quitter «son trou», comme il disait lui-même, dont je ne suis sa vie, d’abord comme étudiant (grâce au GI Bill), puis comme même pas sûre qu’il ait jamais quitté le pays. Il devait partir en professeur d’écriture littéraire là même où il s’était formé, à l’uni- Corée, mais la guerre a fini pendant son instruction de marine en versité de Floride. Aujourd’hui, je me retrouve non seulement à Floride. Harry qui disait que les gens qui cherchaient à trouver travailler moi aussi à l’université de Floride, mais dans le même un sens à l’ordre du monde étaient fous. Harry le boxeur, prompt département, au même poste, dans les mêmes salles de classe, dans à se battre dans les bars, accro aux opiacés, en partie à cause de le même bureau que lui. Mon bureau est minuscule, occupé au douleurs insoutenables aux jambes, restes d’un mal demeuré quart par un fauteuil mordoré dont on me dit qu’il était «à Harry», inexpliqué (ressemblant à la polio) qui l’avait paralysé de que l’on peut m’en débarrasser si je le souhaite. Jamais de la vie. longs mois durant son enfance. Harry qui a appris, gamin, 104