aux boules et on organisait un tournoi par an. Le jeudi soir, c’était la soirée échecs. Le Kastanie, c’était le point de rencontre du quartier. – À propos de quartier, c’est bien bourgeois, chez toi… – Moins que tu le crois. Il est aussi extrêmement populaire, et d’ailleurs, on en est tous la preuve», a-t-il ajouté en désignant ses amis. Karin et Michael sont un parfait exemple du Berlin alternatif, lançant dès la fin des années 1970 la Nehringstrasse Jugend- initiative, un programme de soutien scolaire et d’éloignement des jeunes de la drogue, en partenariat avec le Land de Berlin. Wilfried a travaillé des années à leurs côtés. Si les subventions ont reflué en 2004, réduisant leur activité, ils conservent leur local et leur petite bibliothèque, où des collégiens viennent le soir percer les embarras de la grammaire allemande. «Après le III Reich, me dit Wilfried, on a voulu éradiquere la grande pauvreté, parce que c’était de là qu’avait surgi le nazisme. La politique du logement de Berlin visait à assurer un toit aux familles les plus modestes. Du coup, on trouve des HLM dans tous les quartiers.» À quoi s’ajoute ce fait qu’à partir de 1961, Berlin fut une ville enfermée ’était bien étrange, connaissant Wilfried, de remonter la Schloss- au cœur de la RDA, qui attirait peu de monde. Son étendue strasse qui conduit au château de Charlottenburg, résidence et sa faible densité ont favorisé une multitude de lieux de d’été des Hohenzollern, pour trouver le café Kastanie, son contre-culture, comme le Ziegenhof, «la cour aux chèvres» du repaire habituel où il m’avait donné rendez-vous. Cela sentait complexe d’immeubles où ont grandi les enfants de Wilfried : le vieil Auteuil et le bois de Boulogne, quelque chose de provincial une cour-jardin partagée, des cabanes dans les arbres, un petit et de cossu – deux termes qui ne collaient pas avec lui. marché bio une fois par semaine et du lait frais, grâce à cette Wilfried N’Sondé, né au Congo, élevé à Créteil, habitant de ménagerie nourrie par l’association des locataires. De quoi Berlin pendant vingt-cinq ans et depuis peu rapatrié à Paris, faire rêver bien des petits Parisiens… musicien, parolier, ancien travailleur social, auteur de romans mettant en scène les jeunes de sa cité et les migrants, et dont Bastions d’imaginaires le dernier opus, Un océan, deux mers, trois continents, était Quand on croit tout connaître de la gentrification, il faut aller une ode à la tolérance. Que pouvait-il bien faire par ici ? à Mitte, qu’une excroissance du Mur avait placé à l’Est. Le temps de trouver le café Kastanie, j’avais croisé une jeune Des rues blanches, trop nettes, des immeubles sans balcon, femme, puis deux, avec un bébé dans une poussette, un retraité et une profusion d’enseignes de luxe. Wilfried et ses amis qui promenait son chien, un homme d’allure modeste assis sur slaloment là-dedans à leur aise, habitués déjà, en commentant un banc, et j’étais plus perplexe encore. l’évolution du quartier. «Tu n’imagines pas : il n’y avait pas Le jardin du café était semé de grandes tables en bois flanquées une maison qui n’était pas un squat auparavant. Beaucoup de de simples bancs. L’échafaudage sur la façade de l’immeuble Berlinois de l’Est étaient partis tenter leur chance à l’Ouest, avait été prestement reconverti à la mode débrouille berlinoise : laissant des appartements vides où l’on s’installait simplement. ses planches les plus basses servaient de table à deux solitaires Les rues étaient pleines d’agitation, de gens, de cafés improvisés, assis sur de grands tabourets, qui lisaient leur journal en de musiques…» enfournant leur saucisse. Non, je n’imagine pas. J’ai beau loucher à force de concentra- tion, rien ne vient plus nous dire le no man’s land qu’était Souvenirs au pied du Mur Potsdamer Platz, les concerts improvisés à chaque coin de rue Je l’ai attendu dans le petit Biergarten, ce jardin à bière qui est et les discussions passionnées, assis sur les gravats des trous une institution allemande, en feuilletant Berlinoise, son roman dans le Mur… racontant son arrivée dans la ville en 1990. Berlinoise était Sur la Linienstrasse, deux vitrines assez étroites et discrètes : plein des marteaux frappant sur le Mur à toute heure – jusqu’à c’est Zadig, la librairie française fondée par Patrick Suel, ce que les riverains, exaspérés par le bruit, exigent de limiter et dedans, c’est la caverne d’Ali Baba. Avis aux voyageurs, la démolition maison aux heures de l’après-midi. Il disait inutile de s’encombrer de livres, même en cas de séjour les folles nuits de Kreuzberg, le quartier populaire enclavé dans prolongé ! «Zadig-Berlin est un conte philosophique qui le Mur à l’est de l’Ouest, constellé de squats qui survivent s’est écrit en 2003 avec 6 étagères Billy™ et 6 bancs en encore à ce jour, de friches, de bistros improvisés avec deux bois», écrira Patrick dix ans plus tard, quand les étagères tréteaux et trois caisses de bière. Il retentissait de la musique et les lectures se seront multipliées. Il tombe dans les bras à tous les étages pulsant jour et nuit… de Wilfried : «En 2007, j’ai vu entrer un travailleur social «On est en retard, mais on est tous là !» a crié soudain Wilfried qui m’a dit qu’il venait de publier un roman, et depuis on ne de la rue. Derrière lui, Karin riait et pétillait avec ses cheveux s’est plus lâchés.» Il règne chez lui un fort esprit citoyen, blancs lâchés, Michael plus calme fermait la marche, donnant la défense du street art et des valeurs du Berlin associatif et un air digne à la joyeuse équipe. culturel : «Les loyers ont atteint des sommets, et ils veulent Salutations, retrouvailles avec le garçon, qui avait fait encore les augmenter, s’indigne-t-il. Mais on va se battre ! maints concerts avec lui. «Ici, se souvient Wilfried, on jouait Les lieux culturels de Mitte se sont associés pour résister.» 133