Correspondances comme un roman Un arbuste endémique de la famille des Proteaceae (ci-contre). An endemic plant from the Proteaceae family (right). Nous avons posé nos sacs et partons explorer les fourrés géants se perchent des oiseaux d’un bleu intense, colibris mon- alentour. Peter, le guide en chef, nous précède, et c’est un vieil tagnards au joli chant. Où sommes-nous ? Les naturalistes homme claudiquant, James, le guide adjoint, qui ferme la parlent d’étage afro-alpin mais, à nos yeux, c’est une autre pla- marche. Nos pas se réglant sur le sien, l’allure est très lente. nète, un monde à part que ne soupçonnent pas les habitants d’en Cela ne donne que plus de présence au paysage, composition bas. Domaine de brumes rampantes et de mousses fluorescentes, étrange d’arbustes résineux, de plantes géantes aux floraisons aussi pauvre en oxygène qu’il est chiche en sommeil : cette nuit- aiguës telles qu’il devait en pousser dans l’environnement des là, je ne trouverai pas le mien sous la pyramide glacée de la tente. dinosaures. Une cascade jaillie en pleine jungle complète cette impression d’un voyage dans le temps. C’est une nature vivante Jour 4 mais monochrome, à l’exception d’une mèche rouge allumée 3h. Un thé d’encouragement est servi dans l’abri de tôle où les ici et là, comme un départ de feu dans la végétation. Kniphofia porteurs, couchés tôt, ont bravé leurs propres insomnies. Nous thomsonii : le nom de cette fleur solitaire, de la famille des voici bientôt dans les pas du guide qui remonte au clair de lune liliacées qui compte aussi le narcisse et le muguet. une vallée englacée. Si n’étaient cette gêne à respirer, cette peine à mettre un pied devant l’autre, je croirais cheminer dans Jour 3 un rêve. Est-ce que j’entame l’ascension du mont Kenya ou Les guides nous ont fourni des litières et des oreillers pour suis-je en train d’assister, derrière la vitre d’un écran de télévi- meubler notre tente. Au matin, la toile scintille de rosée dans sion, à mes propres efforts sur la voie du sommet ? Réponse un air plus frais. Nous n’allons pas tarder à sentir les effets de ambiguë du cerveau à bout de souffle. l’altitude. De même qu’elle clairsème la végétation, elle abrège Hier, mon compagnon de marche Alexis souffrait sévèrement notre souffle et pèse sur nos mouvements. 4 000 m sont fran- de l’altitude. Mais aujourd’hui, c’est lui qui va devant. J’en- chis et le mont Kenya, crevant la brume, se révèle dans une chaîne mes pas avec la seule force qu’il me reste : celle de la saisissante proximité. En Europe, les hauteurs importantes gravité. Mes pieds se soulèvent et retombent. Je compte mes engendrent la neige et la glace, marqueurs naturels de l’éléva- foulées. Toutes les quinze, une pause. Chaque série m’avance tion. Tel n’est pas le cas sous l’équateur où le rocher peut rester de quelques mètres. Des gants trop fins abritent mes doigts sec et les plantes vivaces, bien au-dessus du niveau de la mer. recroquevillés. Quatre degrés sous zéro. Onglée cuisante. Elle Les températures, en revanche, déclinent ici comme ailleurs m’interdit de déclencher l’appareil photo. avec l’altitude. C’est pour leur survivre que les lobélies sécrètent Pourtant, le paysage est sublime. Nous cheminions tantôt sous une humeur sucrée. En se mêlant à l’eau qui baigne leurs une cristallerie d’étoiles. Ces joyaux semés d’un horizon à feuilles, elle l’empêche de geler. l’autre, le soleil qui se lève les dissout un à un. Avec une infinie Plus nous montons, plus la faune et la flore s’écartent du connu. lenteur, j’impose le respect aux cimes environnantes, me his- Sur un plateau aride, à 4 300 m, nous n’identifions plus aucune sant sur la plus haute dans un dernier ahan. Enfin, la pointe espèce. Un genre de marmottes à museau de fouine grignotent Lenana, antécime du mont Kenya, à 4 985 m. À nos pieds, des plantes-colonnes habillées de vraies plumes. Sur les séneçons l’Afrique tout entière. 112