Billet d’humeur Toucher du bois TEXTE Michel Desvigne À Kyoto j’ai marché sur le bois des engawa et j’ai été porté par ces surfaces de sols suspendus qui ceinturent les maisons traditionnelles et surtout cadrent les jardins japonais. Sols en bois, scié, poncé, patiné sur lesquels on glisse déchaussé, voluptueuse- ment, fasciné par ces minuscules paysages codés et inaccessibles au centre du cadre. Le sublime surgit des proportions : de vastes planchers – horizons de bois – enchâssent des forêts infiniment petites. On se réjouit que dans notre langue, «bois» désigne à la fois le matériau et un paysage. À Tokyo cet été, face au Palais impérial, dans le quartier d’affaires d’Otemachi, j’ai longuement arpenté un jardin terminé il y a cinq ans. On m’en avait confié la conception dix ans auparavant. Une tour devait être démolie pour être doublée. Étrangement, la réglementation imposait la plantation d’une «forêt primaire». Les botanistes du jardin impérial m’ont éclairé : dans cette enceinte existe un bois créé en 1983 par l’empereur Showa qui reproduit rigoureusement les bois de Musashino autrefois endémiques à l’ouest de Tokyo et aujourd’hui disparus. Le processus intrigue, le sol, littéralement extrait d’un site originel de Musashino, a été intégralement transporté au Palais. Les graines, racines et divers organismes qu’il contenait encore ont aidé à faire renaître cet écosys- tème que je devais reproduire. Avec les botanistes japonais nous avons mené une expérience accélérée et singulière : durant le temps long de la construction, le jardin dans son entièreté – sol et arbres – a été pré- cultivé dans une clairière en montagne. Ce milieu vivant, sorte d’essence de paysage, a ensuite été intégralement transporté à Otemachi. Il y a une réjouissante mise en perspective du paysage de montagne, du bois de l’empereur et de ce jardin. Comme à Kyoto, il s’agit d’arti- fices qui évoquent des paysages. Ces deux bois, fruits de techniques sophistiquées, sont paradoxalement presque invisibles tant ils apparaissent – provisoirement – naturels. Il peut sembler absurde de dire d’un bois qu’il est actuel. Je crois pourtant qu’ils le sont : par leur genèse, par la disparition apparente du dessin qui leur donne forme et surtout par leur signification, précieuse et hors d’échelle au cœur d’une immense métropole. Je veux voir dans cette démesure, comme dans celle des jardins de Kyoto, une sorte de beauté. 30