ART & ENCHÈRES I DÉCOUVERTE Eugène Gaillard, Siegfried Bing et Émile Gérard Le destin des trois hommes converge vers ce meuble emblématique de l’art nouveau, pièce unique de l’Exposition universelle de 1900.Histoire d’une redécouverte. PAR SOPHIE REYSSAT On la croyait disparue, et voiciqu’elle reparaît sous le feu desprojecteurs, plus de cent vingtans après avoir fait sensation àtion universelle. Elle est donc parfaitementconservée et se présente telle qu’à l’époque,avec sa tapisserie d’origine – ce qui en soi estexceptionnel. Un tel atout permet d’appré-tions dont les entrelacements accentuent ledynamisme. La sobriété dans l’art nouveau,telle est la patte de cet ancien avocat recon-verti en concepteur de mobilier, après un pas- l’Exposition universelle de 1900. Cette ban- cier toute la subtilité du décor du meuble. sage à l’école Boulle et à celle des arts décora- quette d’Eugène Gaillard, qui figure sur une Julie Fauré, qui l’a découvert, souligne ainsi tifs de Paris, et que Siegfried Bing a choisi photographie d’archive conservée au musée que « le miroir central forme l’ombelle d’une comme ambassadeur de son projet décoratif des Arts décoratifs de Paris, était présentée méduse, dont les tentacules sont figurés par global. dans l’antichambre du pavillon de l’«Art Nou- les ornements de feutrine cousus au velours veau Bing». Il s’agit donc d’une pièce unique, du siège ». Nous sommes bel et bien face au La modernité selon Gaillard qui plus est historique, devant laquelle ont répertoire ornemental de l’art nouveau, pui- Engagé par le marchand d’art en 1897, défilé plus de cinquante millions de visiteurs, sant son inspiration dans la nature, et à celui Eugène Gaillard travaillera pour lui jusqu’en dans une France qui comptait alors à peine du japonisme. Eugène Gaillard en fait une 1903, aux côtés de Georges de Feure et plus de quarante millions d’habitants. interprétation très personnelle, comme on le Édouard Colonna. Lui accorde la primauté à voit par exemple dans ses ornements en coup la forme et aux lignes. Ainsi s’exprime-t-il Une nature rêvée de fouet, sculptés en ronde bosse et en appli- dans son ouvrage publié en 1906, Àpropos Si nombre de meubles de Gaillard réalisés cation. Il ne fait aucun doute que ces courbes du mobilier : « Mettre une caractéristique pour la salle à manger et la chambre à cou- sont phytomorphes, mais il s’avère impossible d’art indéniable jusque dans l’objet le plus cher de ce même pavillon sont conservés dans de les rattacher à une variété précise de humble, dans un meuble usuel [et] fournir des des musées, ou sont déjà passés en ventes plante, contrairement aux créations d’autres prototypes de tous ordres, qui soient de publiques, cette banquette manquait encore à artistes de l’art nouveau, tels Émile Gallé ou beauté, aux industries dites d’art. » La moder- l’appel. Elle a été retrouvée à Limoges à la Louis Majorelle. La nature devient prétexte à nité de cette démarche faisant converger les faveur d’un inventaire, dans l’appartement de une ornementation tout en légèreté et en flui- pratiques artistiques, abolissant leur hiérar- descendants du porcelainier Émile Gérard dité, organique sans être végétale ni animale, chie pour rendre la beauté accessible à cha- (1848-1925). Elle trônait dans une ancienne somme toute épurée en comparaison de cer- cun et adaptable à tout type d’intérieur, fait salle de billard, quasiment inutilisée en raison taines réalisations de l’époque. Sans autre écho au but recherché par Siegfried Bing de son imposant volume difficile à chauffer, artifice, le noyer – une essence des plus tradi-(1838-1905), désireux de concevoir un décor qu’elle n’avait jamais quitté depuis qu’on l’y tionnelles – permet à Gaillard d’exprimer son synthétisant les innovations esthétiques en avait remontée en 1900, à l’issue de l’Exposi- style raffiné, marqué par de souples moulura- rupture avec le classicisme. Cela vaudra à son N 26 LA GAZETTE DROUOT N° 41 DU 19 NOVEMBRE 2021 © COPYRIGHT AUCTIONSPRESS