6 aérienne. Le regard du passager plonge donc chez les riverains. C’était un premier point de départ. Le second fut un tableau d’Edward Hopper, Chambre d’hôtel. Vue par une fenêtre, une femme seule, assise sur un lit, l’air abattu, lisant. Les tableaux de Hopper sont des scénarios. Je me suis interrogé sur cette femme… J’avais maintenant deux pièces du puzzle. Les autres sont venues inconsciemment, en une après-midi. Mais dérouler une histoire simple de façon linéaire n’a guère d’intérêt. Il fallait travailler sa construction. J’ai pensé à diviser la narration en trois segments racontant la même vérité selon trois points de vue, un peu comme Kurosawa avec son filmRashōmon ou Robbe-Grillet dans ses romans. Ça a exigé des véri- fications, des retours, afin de retomber sur mes pattes… et c’est la partie du travail qui m’a le plus amusé. Au bout de quinze jours, j’ai mis le scé- nario au propre, de ma plus belle plume – le taper m’aurait pris des mois. Durant ces deux semaines, je n’ai pas fait un seul dessin, ce qui pour moi était jusque-là inconcevable. Je me suis contenté de laisser venir à moi les idées sous leur forme abstraite. La rançon de l’affaire, c’est qu’ensuite j’ai eu du mal à me mettre au dessin. J’avais l’impression de refaire un travail que je portais déjà en tête. La présence d’éléments autobiographiques vous aurait-elle freiné ? L’autobiographie… On m’en parle souvent à proposdu Cahier bleu. Certes, Louise ressemble à ma fille Claire. Elle est aussi gauchère. Mais, comme les figurines posées sur la cheminée de Louise et dont j’ai acheté l’original à l’aéroport de Rio, il s’agit de clins d’œil. Sur les boîtes aux lettres, dans l’entrée de l’immeuble de Louise, j’ai inscrit des noms d’amis. Son fameux fauteuil bleu est d’abord le mien, disposé dans mon salon. Au fond, ça n’a pas plus de sens personnel que d’attabler Tintin et Haddock dans un tripot avec Ariane, ou de faire dîner Blake et Mortimer derrière Louise à La Coupole. Mais ces détails ont leur utilité. Je m’explique. On peut lire une BD en suivant le texte sans chercher à décortiquer les images. Or, je tiens à ce que le lecteur s’attarde sur mes dessins. Qu’il les explore. Ces petites surprises que j’y dissémine sont là pour le retenir, à la façon des œufs de Pâques dans un jardin. Comme d’autre part je suis incapable de dessiner une case sans en nourrir le fond, l’exercice n’a rien d’ardu. Pour revenir à l’autobiographie, il est amusant que l’on m’en parle pour Le Cahier bleu, et jamaispour Après la pluie. Or, les décors de la quête d’Abel sont ceux que j’avais vus plus tôt, lors d’une escapade italienne avec Anne, ma femme. Et la DS 21 que conduit Abel appartient à mon frère. J’ai juste changé sa couleur. Quand Après la pluieest sorti en 1998, la DS 21 n’avait rien d’un modèle de l’année… Mon rêve serait de construire et de dessiner une histoire non datée. Or, ce qui date une BD, ce sont les voitures. Dans Après la pluie, le parc automobile actif se résume à trois véhicules : la bagnole des flics italiens, la Fiat 500 Topolino, et la DS 21. Les autres font de la figuration. Si je me lance dans un troisième album – ce qui n’a rien d’exclu – Paris sera exempt de voitures. Ou bien il y circulera des exemplaires de collection. Dessiner une DS 21 est une source de plaisir. Car si ses courbes la rendent infernale à restituer, elle me conduit hors de l’époque contemporaine.