Billet d’humeur La clef dessonges TEXTE Corinne Schneider Depuis des mois déjà, j’avais définitivement refermé le couvercle de mon piano : des touches noires et blanches ne surgissait que du gris, la couleur de la mine de mes crayons et celle des traces de gomme qui envahissaient les portées de notes. Réfléchir au mouvement de la musique, à ses accélérations, à ses ruptures, à ses silences, à ses bonds et rebonds, cloué là, au clavier, limité par le seul espace de quelque 88 touches était devenu un non-sens, alors même que toutes mes œuvres avaient jailli pendant tant d’années de cet immobilisme. Le statisme avait en effet été nécessaire à l’expression et à l’épanouissement des sons que je mettais en mouvement. Depuis ma table de travail, je circulais ainsi, dans les contrées qui ne s’inscrivent pas sur les cartes. J’ai rapporté de ces mondes imaginaires, sans frontières, une expérience qui devenait réelle grâce aux interprètes qui les matéria- lisaient ensuite de leur jeu. Mais la musique que je portais en moi ces dernières semaines semblait relever d’une nature autre ; elle m’était encore plus étrangère et la seule conscience de devoir donner une réalité sonore à cet idéal opprimait tout espoir de la voir surgir et de pouvoir la libérer. Même l’ardeur au travail qui m’était si coutumière et à laquelle rien ne peut s’opposer ne fonctionnait plus, tant les images colossales de l’œuvre à composer se dissolvaient dans une totale absence de pensée. Le chaos s’était emparé de moi en même temps que j’étais épuisé de ces voyages imaginaires. Il me fallait circuler pour de vrai. Il fallait que je prenne le train, le bateau, l’avion. Quelle que soit la destination, seule la durée m’importait, pourvu qu’elle soit longue. Le hublot est alors devenu mon cabinet de travail. D’ici, le bleu n’est jamais totalement le même : il est en accord avec le mouvement des spectres harmoniques et des architectures sonores que j’ai en tête. De là-haut, soudain, je pouvais réfléchir. 29