Quand par exemple une usine est me- Cette crise a-t-elle replacé l’humain nacée de fermeture et que ses ouvriers au cœur de tout ? s’unissent pour tenter de la sauver. Je n’en suis pas certaine. Cette crise a surtout replacé la santé au cœur de tout. Quels autres enseignements tirez- La vie biologique est devenue le centre vous de cette crise ? Pensez-vous que de notre pays, de nos vies, de nos com- dans « le monde d’après », la notion portements sociaux. Selon moi, le travail de sens au travail va - enfin - prendre a repris sa juste place grâce au télétra- tout son sens ? vail qui l’a mêlé au foyer, à nos autres Je trouve que les procédures se sont activités. On avait tous tendance à vivre énormément assouplies, notamment pour travailler et non l’inverse. Là, la vie dans les grandes organisations qui reprend le dessus. Dire que le travail est semblaient les moins agiles comme les une finalité absolue, c’est insensé. Les banques, les assurances, etc. La pé- plus jeunes générations nous en font la riode était à risque, contingente, aléa- démonstration : elles veulent travailler toire, très instable. Il a fallu mettre du jeu, pour profiter de la vie, pour faire autre des souplesses et de l’agilité dans ces chose. Le travail n’est plus une finalité en procédures souvent trop paralysantes. soi, il est redevenu un moyen. Cela va-t-il Dès lors, on a eu cette impression qu’il durer ? Je ne me hasarderai pas à faire un fallait que le pays soit bloqué sur le plan tel pronostic mais on peut quand même macroéconomique pour qu’il se débloque imaginer, notamment avec la mise en au niveau microéconomique. Aujourd’hui, place du télétravail, que cela s’installe… les process bien installés n’ont plus rai- son d’être. Mais le danger est d’instaurer Parmi les dirigeants interviewés pour de la souplesse au détriment du sens. Le ce numéro, beaucoup m’ont dit : sens du travail justement est pour moi un « Nous avons été bien plus des autres enseignements de cette crise. performants en télétravail qu’au Tout le monde, à l’exception des métiers bureau ». Commentl’expliquez-vous ? qui étaient en première ligne, s’est posé Le télétravail est une libération psycho- la question du sens, de l’utilité de son logique. Il apporte de la liberté, un gain travail. Qui ne s’est pas dit : après tout, temporel évident, un choix spatial, on le pays a pu se passer de moi, de nous peut travailler de n’importe où, une libé- pendant deux mois ! Cette crise de sens ration psychologique parce qu’on n’est qui était plus ou moins latente éclate au plus enfermé dans le bureau. Dans beau- grand jour. coup d’entreprises, les bureaux sont des open spaces, des blocs de verre où tout Dans une étude réalisée en 2019, près est visible. Or, il suffit de se savoir visible d’un français sur cinq disait déjà avoir le pour agir comme si nous étions vus. Il y a sentiment d’occuper un « bullshit job » une sorte de représentation permanente autrement dit un emploi dont ils ne per- c’est donc très fatigant psychologique- çoivent pas le sens. De nombreux métiers ment d’être toujours en représentation, ça se sont technicisés or quand ils se tech- accapare l’esprit. D’une certaine façon, le nicisent, ils se définalisent. La technique télétravail libère de ce poids psycholo- est l’inverse du sens, c’est un moyen. Le gique et agit comme un tamis : au final, sens est une fin. Ce sentiment massif que seule la performance compte. Impossible les gens ont d’exercer un métier qui n’a de faire semblant de travailler : on ne voit pas de sens n’est pas du tout une faute plus que le résultat. Les gens n’ont jamais d’individu, c’est une dérive de la technici- autant communiqué qu’à distance et ça sation des métiers. c’est aussi très positif. Julia de Funès en bref Conférencière et essayiste, Julia de Funès est docteur en philosophie et titulaire d’un DESS en Ressources Humaines. Ancienne chasseuse de tête dans un cabinet de recrutement, elle a créé en 2010 un cabinet-conseil en philosophie, Profil Conseil. Elle est également auteur de nombreux ouvrages, dont les plus récents sont : « Ce qui changerait tout sans rien changer » et « Développement (im)personnel. Le succès d’une imposture » (Éditions de l’Observatoire). 6 I Influx